À mi-chemin de son allocution à la REF 221, Patrice Talon, unilingue francophone en mission pour attirer des investisseurs étrangers, s’est engagé dans une voie pour ainsi dire de non-retour. À coup de contradictions, d’euphémismes, tous les démocrates le moindrement soucieux du développement civilisé et inclusif du Bénin ont été troublés face à ce discours.
Ainsi, se prenant toujours pour un « patron d’entreprise privée », c’est avec les yeux pétillants que Patrice Talon a voulu combler son auditoire en claironnant qu’au Bénin personne ne tapera sur les doigts d’un entrepreneur (étranger) qui précarise « indéfiniment » ses employés. « Nous avons totalement dérégulé l’environnement de travail », s’est-il plu à confirmer quasi solennellement, tel un thatchérien échappé du musée des horreurs économiques.
En fait, c’est le chat qui est alors sorti du sac car, à entendre notre Président s’ingénier à fonder ontologiquement l’arbitraire patronal et à dévaluer le droit du travail, plus aucun doute n’était possible : cet homme est un libertarien convaincu. Pour lui, en effet, la plus grande erreur des États modernes est d’avoir organisé et règlementé les relations et les conditions de travail! Rien de moins. Selon lui, la « façon de rendre durable l’emploi » et de faire devenir les travailleurs « sérieux et attachés [!] à l’entreprise », c’est de laisser les patrons procéder privément à l’évaluation personnelle de ce que mérite chaque employé. Autrement dit, pour Patrice Talon, tous les bienfaits et progrès qu’ont amenés la syndicalisation et le droit du travail, et ce tant en termes de productivité pour les entreprises que de dignité pour les travailleurs depuis une centaine d’années en Occident, ne sont qu’illusion. On dirait presque le discours d’un complotiste.
C’est pourquoi le gouvernement Talon s’est « attaqué à des acquis des travailleurs en matière de droit de grève » au Bénin. Avouant à son auditoire en être fier en même temps que peiné, notre Président ne sembla pas s’être rendu compte, après la régression sociale dont il a été l’instigateur au pays, de l’humiliation que cela a été pour les Béninois de l’entendre exposer ainsi une telle réalisation. Aussi je fais miens les mots de Nagnini Kassa Mampo, Secrétaire générale de la Confédération nationale des Travailleurs du Bénin (Cstb), selon qui les propos de Patrice Talon tenus à Paris étaient proprement honteux et scandaleux. En effet, se montrer satisfait devant des entrepreneurs et devant le monde entier du fait que le pays soit en passe de devenir une terre de maquiladoras (« le Bénin n’a son pareil nulle part ailleurs en matière de souplesse de la réglementation du travail ») n’est pas digne d’un chef d’État. C’est même mépriser son peuple.
Nous n’étions pas au bout de nos peines et de notre gêne puisqu’après avoir plastronné, le Président Talon s’est mis à se justifier d’avoir « légiféré pour réorganiser le droit de grève » au Bénin. À ses yeux, c’était vital pour la survie du pays. Et pour en convaincre son auditoire, il y alla du classique petit récit de « ce qui s’est passé » en coulisses après son arrivée au pouvoir, agrémenté de quelques faussetés convenues.
Ainsi, le Président aurait rapidement demandé à rencontrer les partenaires du secteur public; en les écoutant, il aurait vu qu’« ils avaient des exigences démesurées » que l’État n’avait pas les moyens de satisfaire, « le Bénin [étant] un petit pays [où] nous collectons peu d’impôt ». Il leur aurait alors demandé d’attendre que nous produisions plus de richesse. À cela, des syndicalistes lui auraient répondu que « le pays serait paralysé » s’il n’obtempérait pas, même qu’ils auraient dit : « dès qu’il commencera à avoir des morts dans les hôpitaux, dans les maternités, Monsieur le Président, vous allez céder ». Il aurait alors pris la décision de s’« attaquer au problème syndical ».
À l’écouter, notre Président serait donc celui qui, dès le départ, a combattu héroïquement le chantage et les menaces des syndicats, un fléau qui risquait à l’époque de faire en sorte qu’une « minorité » [s’accapare] de tout ce qu’il y a au détriment des investissements en matière d’école, de santé, de route, d’énergie et consorts ». Bon. Le problème, d’une part, c’est que les choses ne se sont pas du tout passées ainsi, comme l’a bien précisé Soulé Salako, Secrétaire général du Syndicat national des travailleurs des services de la santé humaine, qui était présent lors de cette fameuse rencontre entre Patrice Talon et des responsables syndicaux.
La minorité chrématophage, d’autre part, ce ne sont pas les professeurs, les infirmières, les ambulanciers, les policiers, les pompiers, les travailleurs sociaux et autres employés du secteur public dont le travail, pourtant essentiel, est insuffisamment rétribué, c’est plutôt la clique des grands profiteurs, privatiseurs et entrepreneurs par décrets qui se sont démesurément enrichis au Bénin. La corruption, les magouilles politiques et le capitalisme sauvage, voilà ce qui est inacceptable4.
Évidemment, la REF 22 n’était pas le lieu pour être objectif à cet égard, mais de là à insister sur la pertinence de charcuter le droit de grève pour sortir le pays de la pauvreté… Même les entrepreneurs français en ont semblé médusés. D’où le réflexe de Patrice Talon d’enchaîner et de terminer son allocution avec une analyse sociologique de son cru, histoire de tenter de soutenir l’indéfendable tout en avouant, d’entrée de jeu, qu’il n’avait pas « l’ambition d’avoir une expression démocratique identique à la France ». Formulation boiteuse, certes, mais qui en dit néanmoins long sur sa conception dictatoriale du pouvoir politique. Pas question pour lui de représenter les volontés et les aspirations des Béninois, seulement d’imposer à ces derniers ce que lui a choisi.
Et ce que notre Président dit avoir choisi, c’est notamment la lutte à l’« anarchie », une réalité qui ne serait pas vraiment grave dans les pays développés (comme en France où « chacun conteste à l’élu le droit d’agir tout seul » quand cela ne fait pas son affaire et où « le pays n’est pas véritablement paralysé » pour autant). Pourquoi? Parce que la France d’aujourd’hui, nous dit le Président, aurait été bâtie par des siècles « d’efforts », de limitations, de privations qui lui permettent maintenant d’avoir le luxe d’être anarchique ( comprendre démocratique ) et de procéder à un « partage équilibré des choses ». Tandis qu’au Bénin, toujours selon le Président, « la problématique qui est la nôtre » est que le « pays est à construire », qu’il est dans une phase où « tout est à reprendre »; d’ailleurs en Afrique en général, « on a encore rien fait du tout »! D’où notre nécessité d’être « disciplinés » (comprendre exploités), de renoncer aux acquis modernes dans la sphère du travail, « d’avoir une réglementation forte » (Ah? Je croyais qu’il fallait dérèglementer), de « respecter la loi », etc.
C’est assez insultant comme lecture : comme nous n’aurions pas suffisamment fait d’efforts collectivement, nous Béninois, nous sommes pauvres par notre faute. Mais il y a une solution nous dit en substance Patrice Talon : vivre ce qui s’est fait ailleurs à une autre époque, régresser à un stade pré-démocratique, voire prémoderne (qu’aucun pays occidental développé ne voudrait revivre aujourd’hui) et subir pendant vingt ans, trente ans encore la tyrannie des favorisés, seule voie d’accès à l’enrichissement des populations et à la croissance nationale. Une fois chose faite, nous pourrons alors nous livrer aux débordements démocratiques.
Incroyable! Et puis il n’est pas venu un instant à l’idée du Président que c’est surtout parce qu’il y a eu des têtes couronnées coupées et des déclarations officielles en faveur des droits fondamentaux proclamées, et parce qu’il y a eu des institutions démocratiques créées, une universalisation des opportunités permise et des luttes aux inégalités sociales menées que la France fait partie aujourd’hui des pays « construits, organisés, structurés ».
Plaire aux investisseurs est une chose, vouloir gérer un pays comme s’il était une entreprise privée en est une autre. Que le Président Talon en prenne bonne note, les Béninois ont maintenant compris qu’on ne les fera pas vivre davantage hors démocratie au bénéfice d’une petite caste de gens riches. Les Béninois méritent un Président progressiste, avec de l’envergure, et qui est capable de trouver des solutions de développement profitables à la majorité, durables, édifiantes et innovantes. Ils ne veulent pas régresser socialement et politiquement. Ils ne veulent pas d’une démocratie mutilée.
Pourquoi par exemple ne pas proposer aux Béninois et Béninoises des voies d’inclusion économique passant entre autres par un accès au financement pour les jeunes entrepreneurs du pays? Pourquoi ne pas favoriser prioritairement les jeunes pousses d’ici (technoagricoles et autres) par des aides gouvernementales dédiées? Pourquoi ne pas créer un fonds à l’innovation et à l’emploi? Pourquoi ne pas élaborer un programme de bourses à la créativité (dans tous les domaines)? Pourquoi ne pas mettre sur pied des réseaux de coopératives axées sur le développement régional, la transformation des produits, la production écologique, etc. Les possibilités sont nombreuses quand on sort du moule du genre de celui que Patrice Talon veut perpétuer.
À cet égard, dans le prolongement de son discours, la dernière trouvaille du Président est une autre preuve de dogmatisme. À ses yeux, en effet, il y aurait un mérite à considérer et à appliquer au Bénin la théorie dite de la « population stationnaire » que Thomas Robert Malthus a produite en 1803 et selon laquelle il faut limiter la natalité. Tout comme Malthus, notre Président croit que la croissance démographique est supérieure aux possibilités d’accroissement des moyens de subsistance6. Autrement dit, les naissances seraient un frein à l’enrichissement collectif au Bénin.
Sans évacuer l’idée d’une bombe démographique possible, compte tenu des contraintes et des détériorations infligées à la planète par les pays, je pense qu’il est mesquin de rendre les nombreuses naissances (chez les pauvres) responsables des problèmes de l’économie béninoise. Avant d’en arriver à cette extrémité, et compte tenu de la densité démographique du Bénin (110 habitants / km2), beaucoup d’autres pistes sont à explorer, beaucoup d’autres correctifs sont à apporter : élimination de la corruption, amélioration et accessibilité de l’éducation supérieure, nouvelles technologies, justice distributive, nationalisation, économie circulaire, contrôle des richesses naturelles, etc.
Par Richard Boni Ouorou